Une vieille légende rabbinique raconte que si la nuit vous traversez une bibliothèque et vous tendez l’oreille avec un peu d’attention, vous entendrez les livres vous murmurer un mot : « Darcheni »; ce mot est un verbe en hébreu qui est une invitation qui signifie,  « interprète moi« .
Les livres ne nous disent pas « lis moi » ou « comprends moi », mais « darchéni », interprète moi. Comme si finalement ils n’attendaient jamais de nous, d’être fidèles à leur sens originel, à leurs auteurs, ou à l’intention de l’écrivain, mais qu’ils étaient pour nous, ou pour eux aussi, beaucoup plus ambitieux que ça, qu’ils savaient bien que le lecteur a un pouvoir plus grand que l’auteur.
Le pouvoir de faire du texte un prétexte dans un nouveau contexte. Un prétexte sorti de son contexte et qui permet de penser. C’est toute la force de l’oralité qui prend le pas sur l’écrit. Ce que le judaïsme appelle la force de la loi orale qui fait dire à l’écrit quelque chose de complètement différent, ce que l’on appelle en hébreu, le midrach, c’est à dire d’une certaine manière le culot du lecteur.

À partir d’un propos tenu par Delphine Horvilleur
Qui n’a jamais entendu ce mot si souvent évoqué dans les différents commentaires de nos rabbins ?
Mais qu’est ce que le midrach au fait ?
Le midrach, le mot vient du verbe, de la racine « darach » qui veut dire commenter, interpréter, chercher, faire une enquête.
Quand nous nous trouvons en face d’un texte de la Torah nous nous posons des questions, nous effectuons une enquête. Tel un enquêteur nous voyons dans le texte des traces, des signes qui nous intriguent et nous nous posons la question : qu’est ce que ça peut signifier ?
L’ensemble de toutes ces enquêtes s’appellent le Midrach. Cela a été rassemblé dans une bibliothèque avec différents livres qu’on appelle les midrachim.
Certains midrachim s’occupent de la halakha, c.-à-d. d’essayer d’obtenir un sens plus précis de la loi, d’autres se préoccupent des récits, des narrations, de la « hagada », le midrach-hagada.

L’importance « centrale » du midrach
Quand on prend l’ensemble de la Torah, les cinq livres de Moïse, et qu’on cherche à en connaitre le cœur, le centre précis physiquement que trouve-t-on ?
La Torah comporte un nombre pair de mots, ce qui fait que le centre, le milieu précis est constitué de deux mots. Lesquels ?
Daroch, darach, c.-à-d. il a cherché, il a enquêté (il s’agit de Moïse qui cherche quelque chose). C’est tout à fait exceptionnel et chargé de sens. Ainsi le cœur de la Torah c’est chercher, enquêter, interpréter.

La théorie des trois confiances (à partir d’une théorie de G. Steiner) :

Pour pouvoir faire du midrach, enquêter il faut un préalable : trois confiances

1- Avoir confiance dans le texte. Avoir confiance que le texte a quelque chose à nous dire d’important, d’intelligent et sans le voir immédiatement.

2- Avoir confiance en soi. Chacun est suffisamment intelligent pour interpréter. On ne doit pas dire, je ne suis pas suffisamment intelligent, instruit, je n’ai pas assez étudié. Chaque homme a la possibilité d’interpréter, même un homme simple.

3- La troisième confiance est qu’il existe une méthode, des outils et j’ai confiance que cela va me guider vers la possibilité de comprendre, d’interpréter, d’innover. J’ai aussi confiance en moi, car je dispose d’outils.

Quels sont ces outils ? 
Il existe de très nombreuses règles pour interpréter la halakha et la hagada, nous allons ici nous concentrer sur juste trois règles principales et essentielles.

Trois méthodes d’interprétation :

1- La règle de la 1ère occurrence

À chaque fois qu’on veut comprendre un mot ou une situation on va se demander où ce mot est apparu pour la 1ère fois dans les textes. Quand on le découvre on a appliqué la règle de la 1ère occurence.
Le Talmud l’applique systématiquement pour produire de l’inter-textualité. À chaque fois qu’on a un mot on cherche avec quel autre passage il résonne.
Mais comment fait on pour chercher et trouver cette 1ère occurence ?
C’est facile, il faut disposer des bons outils, en l’occurrence il s’agit d’utiliser un dictionnaire des concordances (livre, ouvrage qui existe) qui donne toutes les références de tous les mots classés chronologiquement par ordre d’apparition dans les versets de la Bible.
Cette méthode est éminemment féconde.

2- La 2ème règle : l’amphibologie c.-à-d. le double sens

Chaque mot possède deux sens. Tous les mots, sans exception, en hébreu, ont toujours au moins deux significations. Maïmonide a théorisé cette règle.
Exemple : « etz » veut dire arbre (quelque chose de bien concret), mais également veut dire « donner un conseil » (lorsque c’est un verbe). « etza » : un conseil.
Donc, à chaque fois qu’on lit un texte, on lit déjà deux textes.
Comme dit le psaume à propos de David : D.ieu a parlé une fois, j’ai entendu deux paroles.

3- La 3ème règle : le tsérouf, la combinatoire, la permutation (à partir d’une théorie de Rabbi Yossef de Castille)

Chaque mot en hébreu appartient en général (dans 99% des cas) à une racine de trois lettres (trois consonnes). Le génie de l’hébreu c’est que ces trois lettres sont plastiques, c.-à-d. que ces lettres peuvent se mettre en mouvement, se mélanger, permuter.
Par exemple BoKeR qui veut dire « matin » peut s’écrire aussi dans un autre sens B-R-K ou R-K-B. En fait 6 possibilités (factoriel 3, 3x2x1).
Donc la plupart des mots peuvent avoir six significations, six permutations, six sens différents. En français un tel exercice est impossible, il ne mènerait nulle part. En hébreu il ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons.
Tsérouf, en hébreu, a la même guématria (valeur numérique) que « lachone » (la langue) : 186. Ainsi l’essence du langage réside dans sa capacité permutative.
TSéRouF, composé en hébreu des trois lettres « tsadé », « rech », « pé » est l’anagramme de TSiPoR (le P et le F sont la même lettre en hébreu) qui veut dire oiseau.
Et Lévinas de faire remarquer : en chaque mot il y a un oiseau aux ailes repliés qui attend le souffle du lecteur. Et à celui ci, lorsque les ailes se déploient, de monter sur le dos de l’oiseau pour s’envoler avec lui.

Merci à Marc Alain Ouaknin. Et pour ceux qui veulent en savoir un peu plus, rendez vous sur Akadem et la vidéo de M.A. Ouaknin sur la créativité du midrach.