Chelah Leha : « envoie pour toi »

Le fameux épisode des explorateurs. D.ieu demande à Moïse d’envoyer des explorateurs vérifier si la Terre Promise est accessible, la juger. La majorité d’entre eux (10/12) vont revenir avec un rapport négatif : ce sont des géants, c’est la terre de tous les dangers, inaccessible pour nous. Cette erreur, cette faute va provoquer l’errance de 40 ans dans le désert.
Mais cette paracha aborde de nombreux thèmes, comme souvent.
Je vous propose de nous intéresser au premier et au dernier thème et rechercher quelques liens, une cohérence; la faute donc des explorateurs et ses conséquences et
l’obligation, la mitsva des tsitsit : mettre des franges aux coins des quatre côtés des vêtements que nous portons.
Le but du commandement des tsitsit c’est, comme il est écrit, de les regarder et de se rappeler des commandements, pour ne pas s’égarer des yeux et du cœur : c’est le principe de cette mitsva.

Commençons par regarder des similitudes de vocabulaire utilisé dans ces deux passages.
Le terme Latour , « explorer » revient souvent. Ce terme n’est pas courant, il n’est employé dans la Torah que 13 fois, 11 fois dans ce 1er passage sur les explorateurs puis 1 fois dans le passage sur les tsitsit.
Ensuite deux parties du corps sont évoquées dans ces deux passages : les yeux et le cœur, les yeux et le cœur deviennent les explorateurs du corps.
Le terme Znout, « avilissement », est aussi employé dans ces deux parties.
Nous voyons donc bien que ces deux passages se font écho, se parlent entre eux.

Essayons de comprendre pour se dire quoi.

Tout d’abord dans l’épisode des explorateurs quelle est la faute ?
La faute consiste en un défaut de vision, de perception.
Douze personnes sont parties et ont vu la même chose. Dix voient un danger, des géants, une impossibilité. Les deux autres voient plutôt une opportunité, la preuve de l’abondance et de la fertilité.
Dans le passage sur les tsitsit on lit « vous ne vous égarerez pas après votre cœur et vos yeux » et les commentateurs s’interrogent : pourquoi parler d’abord du cœur puis des yeux ? Logiquement on aurait dû parler d’abord des yeux, puisque dans l’ordre chronologique les yeux voient d’abord puis ensuite le cœur interprète.
Les rabbins répondent : lorsque l’on regarde, quand on a envie de voir, une multitude d’informations s’offrent alors à nous et il s’agit d’effectuer un tri, une sélection. Et c’est bien le cœur qui effectue ce tri, ce choix, il intervient bien en premier.
On dit bien « on voit ce que l’on veut bien voir » et à juste titre, notre regard est subjectif.
Chacun voit le même événement différemment. La même image peut être vue différemment, chacun fonction de sa propre sensibilité. La vision est quelque chose d’individuel.
Oui, mais attention c’est aussi quelque chose de très fort, de puissant. Ne dit on pas « une image vaut mille mots » ? Je ne crois que ce que je vois ? Je l’ai vu de mes propres yeux ?
Tous les miracles sont certains pour celui qui les a vus, mais pour la postérité le récit n’en devient qu’une simple tradition, et pour celui qui l’entend il est facile de le démentir.
La vision a donc une force d’ancrage qui fait que quand on voit quelque chose on ne peut pas le nier. On l’admet forcément.
La vision est donc forte, elle imprime quelque chose en nous, mais elle est individuelle, subjective.
La vision a un autre gros défaut : elle est éphémère. Une image en chasse une autre. On voit quelque chose, on est convaincu, on voit une autre image et on oublie la première.
Les enfants d’Israël ont vu la révélation au Sinaï : ils ont admis et adhéré. Ils entendent le récit des explorateurs et voient les fruits géants : ils doutent et se rebellent. Une nouvelle manifestation divine et la rébellion s’éteint. Une image en chasse une autre.
Alors que c’est le peuple qui a parlé avec D.ieu les « yeux dans les yeux », « face à face » et malgré cela il se rebelle à répétition.
La révélation est marquante mais éphémère. La vision est forte mais pas durable et il faut donc renouveler sans cesse la révélation pour obtenir l’adhésion du peuple.
Mais alors comment faire sans renouveler la révélation sans cesse ?
Et c’est donc ici qu’intervient les tsitsit.
Tout d’abord cette mitsva est emblématique, on dit qu’à elle seule, elle vaut toutes les autres mitsvot rassemblées. C’est énorme et tout à fait surprenant. On a plutôt l’impression ici d’être en présence d’une mitsva d’ordre technique, presque « folklorique ».
Et pourtant…
« Vous les verrez et vous vous souviendrez ». Oui, tout est là. Les fils des tsitsit forment 613 noeuds et sont donc là pour nous rappeler sans cesse les 613 commandements. Les fils sont bleu ciel pour nous rappeler la couleur du ciel et donc la présence divine permanente.
Nous avons l’obligation de nous souvenir. Le souvenir, ce devoir de mémoire forge notre identité individuelle et collective.
Et pour que mémoire soit faite il faut deux choses indispensables. L’une est le récit, le fait de parler, de transmettre et l’autre est le rite, en l’occurrence celui du port du tsitsit, le vecteur qui transforme ce que l’on voit en mémoire.
Les tsitsit tirent ainsi leçon du défaut de la vision que l’on a compris dans le passage sur les explorateurs.

La vision engendre la mémoire, la mémoire incite à l’action.